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Point de départ ou d’étape,
point d’ancrage, d’amarrage,
point de rencontres, d’échanges, de vue...

Anne Quentin, journaliste, propose un éclairage sur migration à travers un entretien croisé des initiateurs du projet.

 

migration est un lieu, un projet. Le mot résonne avec l’actualité. C’est un projet politique ?

Stéphane Bonnard. migration voulait dire d’abord la migration de notre équipe qui déménageait et celle de notre projet artistique qui allait se déplacer aussi. Le mot exprime le fait que ce projet est nomade. Nous construisons des éléments architecturaux mobiles qui permettent d’aller d’un espace à un autre, de s’implanter, se déployer puis plier boutique et repartir ailleurs. C’est aussi un mot en accord avec notre préoccupation urbanistique. La ville est construite selon le dogme libéral, une circulation, des flux. Il s’agit d’aller d’un point A à un point B sans entrave. Les lieux d’altérité où les gens s’arrêtent parce qu’il se passe quelque chose, sont proscrits parce qu’ils empêchent le flux. migration est conçu dans cet esprit-là : déployer un espace architectural dans la ville pour y créer un point de fixation où les gens vont pouvoir se retrouver, un endroit qui va travailler à entraver le flux, le ralentir et le conscientiser.

Pierre Duforeau. migration dit évidemment le rapport à la mondialisation et à ses flux. Le mot raconte aussi notre aventure artistique liée à des territoires proches ou lointains. Nous profitons de ce nouvel espace pour renouer avec une forme d’itinérance, grâce à un dispositif architectural et artistique nomade dont la plasticité évoluera selon les situations, les réalités locales.
Migrer c’est se nourrir de contextes très éclectiques, c’est accumuler des matériaux et matières, c’est créer des relations très différentes aux publics que nous rencontrons. C’est une forme de vagabondage culturel et ethnologique.

Vagabondage, mobilité, précarité sont des questions très contemporaines…

Pierre Duforeau. Si les questions de mobilité architecturale ont à voir avec les problématiques des flux migratoires, de l’exode rural et climatique, elles sont aussi en lien avec la redéfinition de nos villes, la manière dont elles se construisent, se pensent pour demain comme phénomènes d’agrégation connectés à un noyau de base. Dans migration, il y a de cela. Mais cette réflexion sur l’architecture est plutôt portée à travers notre patrimoine d’actions artistiques dans l’espace public que telle quelle. migration, c’est un lieu d’expérience lié à notre histoire, notre désir d’explorer les usages, les paroles, la présence, la mémoire.

migration dit aussi d’où vous venez. C’est une continuité ?

Stéphane Bonnard.
Oui, dans le droit fil de notre écriture contextuelle, de notre manière de créer des spectacles. Mais on franchit une étape en y adjoignant une architecture contextuelle. migration, est aussi imprégné de notre relation au-dedans/dehors. Nous fabriquons des spectacles dedans et on les joue dehors. Nous avons toujours considéré le lieu comme base arrière pour mieux s’ouvrir à l’extérieur.

Pierre Duforeau. 
Dans le quartier de la Soie où nous étions implantés, on a toujours eu à cœur de ramener la parole et pas uniquement pour la reverser dans des spectacles. Cette parole existe dans des processus d’écriture au long cours qui engagent des temps de rencontre, d’ouverture de portes (entreprises, écoles…). migration est la poursuite de ce processus, mais avec de nouveaux outils, des signaux architecturaux dans l’espace public. Nous avions besoin de créer une présence visuelle qui ne soit pas liée aux lieux qui nous accueillent comme les bibliothèques ou les écoles qui restent pré-affectés à l’usage de certains publics. Nous voulons inventer des stations éphémères, atypiques, non assignées qui surgissent puis repartent. L’enjeu est dans la situation qui se crée avec l’objet qui est là.

Toute structure dans la ville fait signe et sens. Ces modules reconfigurables aussi. Quel signe voulez-vous donner à travers eux ?

Stéphane Bonnard. Depuis toujours, nous travaillons sur l’espace, ce qu’il raconte, comment il fonctionne, qui vit dessus et comment y amener un événement qui en détourne l’affectation quotidienne. Nous avons occupé cette aire de jeu avec de la vidéo, du graphisme, des fresques et nous l’investirons dorénavant d’architectures poreuses au dehors, surtout pas fermées ou étanches. Ces architectures sont faites de panneaux à forme unique de 2,40 sur 60 cm de large qui peuvent devenir bancs, tables, espaces de diffusion vidéo ou sonores, installations immersives, scénographies ou espaces conviviaux. Ils transforment l’espace mais n’ont pas de fonction définie ou définitive.

En quoi ces structures disent-elles de vous quelque chose de différent de ce que raconte un bus, par exemple, structure dans laquelle vous avez longtemps sévi…

Stéphane Bonnard. Ces formes imposent une autre manière d’arriver quelque part, incarnée. Ce n’est pas une méta-structure qui arrive et qui vient poser un objet. C’est le début de quelque chose. Le bus, lui, a une forme unique. Le signe qu’il envoie est unique aussi, toujours le même pour tous et où qu’on soit. Les structures mobiles sont un point d’appui, mais notre objectif est et restera de produire une œuvre.

Pierre Duforeau 
: La différence est dans l’hyper mobilité.
Ces panneaux sont montables et démontables à la main et sur place. Nous nous sommes beaucoup questionnés avec les architectes pour définir notre signe de base. Nous le voulions artisanal, humain, installable à vue dans une esthétique simple, sur le mode du « Do it yourself ». Comme un kit qui nous est propre, répond à nos besoins, nos usages, nos manières de travailler. Il questionne la manière dont les gens circulent, se réunissent ou non, les ancrages.

Ces formes itinérantes sont à l’image des installations modulaires qui structurent votre espace de travail. Les bureaux de la compagnie, la cuisine sont mobiles aussi…

Stéphane Bonnard. Quand on est arrivé dans ce grand lieu vide, des architectes se sont mis au travail pour façonner l’espace. Les esquisses ne correspondaient pas à notre projet. Nous ne voulions pas de cloisons, il a donc fallu le penser avec eux. migration est parti de là.

Pierre Duforeau. Nous voulions un habitat nomade. Ces structures modulaires ouvrent les possibles. Nous pouvons rêver ancrer certains de nos projets ailleurs pour des durées plus ou moins longues. Tout est mobile. Avant, notre projet s’articulait sur une implantation longue dans un quartier et puis des spectacles fabriqués contextuellement mais qui tournaient. Maintenant que nous gagnons en mobilité, nous pouvons interroger autrement notre présence ici ou là dans une nouvelle économie. Ces espaces mobiles, en réinterrogent l’existant, s’offrent comme des alternatives…

Une économie liée aussi à des temps moins fastes pour la Culture ?

Pierre Duforeau. C’est plutôt un état d’esprit, un changement de posture qui interroge notre capacité d’adaptation au déplacement. Ce n’est pas avec l’idée de faire la promotion d’un théâtre du pauvre, d’un immobilier précaire, qu’on bouge au gré des impératifs spéculatifs. Non, ce qu’on signifie ici où tout nous appartient jusqu’à la distribution électrique, c’est qu’il vaut mieux investir sur des projets que sur du bâti.

migration restera ouvert à d’autres artistes ?

Stéphane Bonnard. Traditionnellement, nous accueillons des gens qui travaillent en extérieur, mais on n’est pas missionnés pour ça, nous le faisons parce que cela crée de la respiration dans le lieu, de la circulation d’idées et d’esthétiques. Nous sommes ouverts à tous types de gens et pas qu’aux artistes. 
Pierre Duforeau. Mais l’accueil restera lié à nos questionnements artistiques. Il ne s’agit pas d’ouvrir à tous vents, cela demanderait de formaliser autrement l’usage du lieu qui reste voué à la compagnie. Mais cette ouverture à d’autres champs se posera aussi à nos projets pour l’espace public dont les usagers ne seront pas uniquement l’équipe de Komplex. Ils pourront être contributeurs scientifiques, venir d’autres champs de la pensée, être poètes ou jardiniers.

Vous vous définissez comme espace de recherche et d’innovation…

Stéphane Bonnard. Tout le projet crée des situations de recherche, en ce sens, on se sent proches d’une démarche scientifique. Nous menons des tentatives, nous expérimentons, en tirons des conclusions. On innove aussi, je pense aux petits mobiles que nous sommes en train de fabriquer, capables d’émettre du son et de projeter dans l’espace public. 
Pierre Duforeau. On aurait pu tout aussi bien dire, espace d’expérimentation et d’imagination… Nous convions des gens à venir expérimenter l’art comme les techniques. Les matériaux utilisés ne sont pas de simples surfaces ou mètres carré. Ils doivent entrer en résonnance avec le contexte du terrain investi, les rencontres que nous souhaitons mener. Ce projet migration réunit beaucoup de savoir-faire, de métiers très différents. L’imagination vient de ces confrontations. Ici on expérimente ce qu’est un espace artistique dans une relation au monde et à la ville dans tous ses états.